Teddy Syrette est porte-parole de la communauté LGBTQ, écrivain et conférencier originaire de la réserve Ranking de la Première nation Batchewana des Ojibwés. Il vit maintenant à Toronto. Nous avons récemment parlé avec lui de réconciliation et d’identité bispirituelle, de la façon dont tout un chacun peut devenir un défenseur de la cause LGBT, et du défi de prendre soin de soi quand on travaille jour et nuit pour rendre le monde meilleur.
Tu peux lire l’entrevue ci-dessous :
Pourquoi est-il important d’éduquer les gens au sujet de l’identité bispirituelle?
« Bispirituel » est un terme moderne employé par les Autochtones pour s’identifier en termes de d’identité ou d’orientation sexuelle, d’expression, de rôles communautaires, de culture et de spiritualité. Il y a toujours eu, au sein des bandes et groupes autochtones avant la colonisation, des éléments d’identité trans ou homosexuelle.
Les Autochtones LGBT commencent à s’identifier comme bispirituels après avoir été confrontés à l’homophobie, à la biphobie, à la transphobie, etc. pendant et après le contact avec les colons européens. De nombreux groupes ont leurs propres termes pour désigner les personnes bispirituelles. Ces caractéristiques personnelles peuvent avoir trait au sexe, à l’expression des rôles sociaux associés au sexe, à la sexualité, aux rôles communautaires et parfois cérémoniaux. Certains Ojibwés utilisent le terme « agokwé » pour les personnes qui s’identifient comme LGBT.
Les croyances veulent que chaque créature sur l’île de la Tortue aient un esprit. Les personnes bispirituelles ont un équilibre harmonieux entre masculinité et féminité; autrement dit, elles ont à la fois un esprit masculin et un esprit féminin. Certains aînés et gardiens des savoirs traditionnels pensent que les personnes bispirituelles possèdent des dons particuliers et sont particulièrement aptes à devenir soigneurs, clairvoyants, guérisseurs, chasseurs, cueilleurs, conteurs, artistes, magiciens, guerriers, etc. Les personnes bispirituelles ont aussi une sorte de lien direct avec le Créateur, ce qui facilite leurs visions et leur confère une connaissance unique de leur propre peuple.
Tout cela a été perdu après la colonisation, quand les colons et les missionnaires européens ont découvert que certains groupes pratiquaient les unions homosexuelles et différentes formes de travestisme. Soudainement, des personnes qui avaient jusque-là été acceptées et même honorées par leurs communautés ont été perçues comme des abominations aux yeux des autres. Les personnes bispirituelles ont subi de nombreuses violences et beaucoup d’adversité à cette époque : conformité forcée à leur sexe de naissance, renoncement à leur partenaire, abus physiques, bannissement et même mise à mort. Les mots utilisés pour désigner ces personnes ainsi que leurs enseignements ont également été perdues.
Aujourd’hui, les défis auxquels sont confrontées les personnes bispirituelles ou LGBT autochtones sont évidents : taux de suicide élevé, troubles mentaux, exil, pauvreté, sans-abrisme, prostitution, toxicomanie et ses complications... Cela s’ajoute au racisme systémique qu’elles peuvent subir, malheureusement, même au sein des communautés LGBT non autochtones. C’est vraiment tragique, parce que souvent, les personnes bispirituelles quittent leur communauté d’origine pour s’installer en ville, pensant pouvoir y exprimer plus librement leur identité et leur culture, et y trouver une communauté. Mais à leur arrivée, ils sont confrontés à une nouvelle marginalisation, cette fois de la part de la communauté LGBT, qui ne s’identifie pas comme bispirituelle.
À l’inverse, des personnes LGBT non autochtones commencent à s’approprier le terme « bispirituel ». C’est un problème, parce que le terme ne désigne pas seulement une orientation sexuelle. C’est une notion qui englobe sexualité, identité sexuelle et spiritualité, mais aujourd’hui, le terme a aussi une connotation politique, celle de la réappropriation de leur identité par les personnes autochtones qui ne souhaitent pas se définir selon des concepts et une idéologie occidentale.
Je pense toujours à la coiffe à plumes d’aigle quand je parle d’appropriation culturelle et de l’auto-attribution par des personnes non autochtones du terme « bispirituel ». On peut admirer la coiffe à plumes, l’étudier, mais c’est tout autre chose quand une personne non autochtone choisit de la porter alors qu’elle n’en a pas le droit.
Est-ce qu’une meilleure compréhension par tous de l’identité bispirituelle a un rôle à jouer dans la réconciliation?
Les non-Autochtones doivent éviter de s’attribuer le terme « bispirituel », et comprendre pourquoi c’est important en termes de réappropriation identitaire et d’appropriation culturelle.
Les Autochtones doivent ouvrir les yeux sur la réalité à laquelle sont confrontées les personnes bispirituelles de leurs communautés, notamment en ce qui concerne leur bien-être physique, émotionnel, spirituel et mental. L’exclusion et le manque de reconnaissance de la diversité des identités et pratiques sexuelles contribuent à la violence et à l’aliénation. Il y a beaucoup de défenseurs des droits autochtones et de gardiens des savoirs traditionnels qui en parlent. Harlen Pruden, Thomas King, Waawaate Fobister, Albert McLeod, Jack Saddleback, Margaret Robinson, Sharp Doplar, Blu Waters, Kent Monkman et Ma-Nee Chacaby sont des Autochtones bispirituels et LGBT formidables, et ils ont créé de nombreux forums pour faire entendre la voix des personnes bispirituelles. Il faut plus de modèles, de jeunes et d’aînés prêts à lancer la conversation au sujet de la diversité sexuelle au sein des Premières nations, dans les réserves et ailleurs, ainsi que parmi les Métis et les Inuits.
Les gardiens des savoirs traditionnels et leurs disciples doivent faire leur place aux membres des Premières nations, des Métis et des Inuits qui s’identifient comme LGBT ou bispirituels, en particulier lors des cérémonies et pratiques culturelles. Certains hésitent à organiser des cérémonies inclusives à cause du manque de compréhension de la diversité, sexuelle ou autre. Cette ignorance et cette discrimination flagrantes sont en large partie la conséquence de la colonisation et du prosélytisme chrétien, qui ont apporté la haine et la violence à l’encontre de ceux et celles qui vivent leur corps et leur sexualité différemment.
Quel genre de travail reste-t-il à faire?
Souvent, quand je parle aux jeunes, ils me disent « quand les vieux homophobes mourront, les choses iront mieux pour les personnes LGBT. » Je comprends ce qu’ils veulent dire, mais je leur fais remarquer que chacun d’entre nous est un gardien de savoirs et que chacun d’entre nous a sa propre vérité, et que nous devons essayer de transmettre cette information aux autres.
Oui, on peut se dire que le problème disparaîtra avec les vieux homophobes, mais il faut se rappeler qu’ils ne sont pas nés homophobes. Ils l’ont appris quelque part, leur homophonie, transphobie, biphobie ou autre. Alors ce n’est pas des homophobes qu’il faut espérer se débarrasser, c’est l’homophobie elle-même qu’il faut déraciner par l’information et la sensibilisation.
Les personnes intolérantes n’apprendront peut-être rien, mais si on sème la graine de l’inclusion progressive, on lui donne une chance de germer, et alors peut-être qu’une personne deviendra si ouverte aux personnes homosexuelles et autres qu’elle surpassera même Bette Midler. Ou peut-être pas. Je suis réaliste. Quand je donne une conférence ou que j’anime un atelier, je sais que certains sont venus de leur plein gré, et que d’autres sont venus par obligation. Je leur dis franchement que je ne parle pas au nom de toutes les personnes LGBT ou Autochtones. Je leur rappelle simplement que je vais parler d’homophobie et de racisme, et que j’utiliserai le mot « queer » assez souvent dans mon exposé. Si ça ne leur plait pas, aucun problème. Après 45 minutes de mon discours, ils peuvent retourner à leurs moutons, et moi aux miens.
S’ils ne retiennent vraiment rien de ce que je leur ai dit, au moins ils se souviendront de la femme à barbe qui portait une jolie robe ou des talons rouges. En général, ça les fait rire, mais ils comprennent aussi que je ne suis pas là pour culpabiliser le monde. Je suis là pour parler de ce que j’ai vécu, de la façon dont le monde m’affecte et dont j’affecte le monde. Il faut que davantage de gens puissent créer ces espaces d’expression pour se faire entendre et faire entendre d’autres voix queer. Il est temps de le faire, partout. La diversité des orientations et identités sexuelles a toujours existé, et pas seulement dans l’espèce humaine, contrairement à la haine.
La défense d’intérêts et l’activisme peuvent être stressants et épuisants. Que fais-tu pour recharger tes batteries?
Avant, je sortais dans des soirées de bienfaisance ou d’art, en me disant que ce n’était pas vraiment du travail, et je me brûlais complètement. Une bonne amie’ Rebecca, m’a suggéré de passer plus de temps chez moi, à ne rien faire, alors maintenant, pour me détendre, je regarde Star Trek : Voyageur et des films d’horreur.
J’aime aussi écrire. Je suis en train d’écrire un recueil de poésie et de nouvelles que j’aimerais bien faire publier. J’ai commencé à écrire des histoires quand j’étais enfant, puis à écrire un journal à l’adolescence, et maintenant, j’aime écrire quand l’inspiration me vient, et quand je trouve l’énergie et le bon rythme.
Je passe aussi un temps fou sur les réseaux sociaux. C’est mon élément. Avant Facebook, j’étais vraiment timide. Maintenant, je suis toujours timide, mais j’ai une présence impressionnante sur les réseaux sociaux.
As-tu des conseils pour les jeunes qui désirent se lancer dans la défense d’intérêts?
Ne fais pas ça! Non, je plaisante. Je leur dirais que, pour défendre publiquement une cause, il faut tout remettre en question. C’est une chose d’être inclus et d’apprendre, c’en est tout une autre de remettre en question ce qu’on a appris et pourquoi on nous l’a enseigné. Éclaircir les choses peut révéler des manques, des inégalités, et c’est ce qui peut mener aux changements nécessaires.
Il faut réunir une équipe de soutien solide. Ce type de travail peut être vraiment épuisant, aux plans spirituel, physique, mental, émotionnel et parfois sexuel (la première année, après avoir travaillé à l’organisation de Sault Pridefest, j’ai vraiment remis en question ma sexualité, mais c’était surtout à cause du surmenage). Reste proche des gens sur qui tu peux compter pour te ramener sur Terre, pour être à l’écoute, t’apporter à manger, passer du bon temps et te réconforter, parce que tu feras des erreurs, et tu vas craquer à un moment donné.
À ce propos, il est toujours bon de s’écouter. Trouver un équilibre et avoir la force de s’éloigner de temps en temps pour prendre soin de soi, c’est indispensable dans ce travail. N’hésite pas à réévaluer les choses de temps en temps, pour t’assurer que ce travail est bien pour toi. « Est-ce que c’est le bon moment pour moi? Le bon travail? », c’est une question que je me pose souvent. J’hésite à répondre « non », parce que souvent, ce qui me donne envie de dire non, c’est un acte de discrimination envers la communauté ou envers une personne qui m’a mis en colère. Mais je transforme cette colère en énergie positive pour tenter de faire quelque chose. Ça n’a rien à voir avec moi, c’est une question d’éducation à la tolérance et à la compréhension.
Je leur dirais aussi de faire du bénévolat et de saisir les occasions qui se présentent, parce qu’on ne sait jamais où le chemin de la défense d’intérêts nous mène. Ça dépend beaucoup de nos intérêts et de nos dons personnels. On utilise nos dons et on suit nos intérêts pour trouver la bonne voie. Mais c’est beaucoup de travail, et on passe beaucoup de temps à faire le travail que d’autres attendent de nous avant de faire le travail qu’on veut vraiment faire. Avec le temps, et en disant « oui » à beaucoup d’opportunités, on peut commencer à se faire un nom et une réputation. Il faut entretenir ses réseaux, ses compétences et ses relations personnelles pour gagner le respect et la reconnaissance de la communauté. Seulement après ça, on peut commencer à dire « non » aux demandes qui ne rentrent pas dans le cadre de travail qu’on a défini. On peut mettre à profit ces demandes pour mettre le pied à l’étrier d’une autre personne qui débute dans ce type de travail.
Il est aussi très important de rester honnête avec soi-même, de rester à l’écoute de ses besoins. Beaucoup d’organisations et de systèmes fonctionnent encore de façon coloniale et oppressive. C’est là qu’il faudra demander de l’aide à ton réseau de soutien.
Enfin, si tu dois renoncer, alors renonce. Tout le monde fait des erreurs, mais le plus important est d’en tirer les bonnes leçons. Essaie des choses, apprends, et recommence. Si tu veux faire quelque chose, vas-y. Si ça fonctionne, tu peux recommencer et améliorer tes projets, si ça ne fonctionne pas, tu peux en tirer des leçons et t’adapter en conséquence la prochaine fois, ou essayer quelque chose de totalement différent.
Voici le site Web de Teddy (en anglais seulement) : teddysyrette.wordpress.com.