Sur les cartes routières de la Colombie-Britannique, on l’appelle « Yellowhead Highway 16 » ou « Autoroute transcanadienne Yellowhead », mais pour beaucoup, ce tronçon de route isolé qui relie Prince Rupert à Prince George, c’est la Route des pleurs.
La Route des pleurs, ce sont 720 km de l’autoroute 16, qui traverse toute la Colombie-Britannique, l’Alberta, la Saskatchewan et le Manitoba. Plusieurs communautés autochtones et 23 communautés des Premières nations bordent la Route des pleurs, et c’est une région affligée par la pauvreté et le manque d’infrastructure publique, notamment de transports en commun. D’après les recommandations formulées par le Highway of Tears Symposium dans son rapport, de nombreuses victimes auraient été enlevées ou assassinées alors qu’elles faisaient du pouce le long de l’autoroute.
Nicole Hoar avait 25 ans. Selon Échec au crime, elle travaillait comme planteuse d’arbres à Prince George quand un jour, elle a décidé de se rendre à Smithers pour surprendre sa sœur. Elle a été aperçue pour la dernière fois en train de faire du pouce à une station-service. Sa disparition en juin 2002 a attiré une attention sans précédent sur la Route des pleurs, et a fait réaliser au grand public qu’il ne s’agissait pas d’un incident isolé. Sa disparition n’était qu’une tragédie du plus dans une longue et noire série de disparitions. De nombreuses femmes, la plupart autochtones, ont disparu ou été retrouvées mortes le long de la Route des pleurs depuis 1989, bien avant la disparition de Nicole et de toutes celles qui lui ont succédé.
Le nombre exact de femmes disparues ou assassinées le long de cette sinistre autoroute reste indéterminé. Un site Web géré par Carrier Sekani Family Services suggère qu’il s’élève à plus de 30. Un rapport de Human Rights Watch dit qu’il dépasse 40. Cependant, officiellement, seuls 18 cas ont été identifiés dans le cadre de l’enquête de la GRC (Project E_PANA) sur la Route des pleurs.
Lancée en 2005, E_PANA vise à enquêter sur les meurtres non résolus liés à la Route des pleurs, pour déterminer s’il s’agit des agissements d’un tueur en série ou de plusieurs criminels opérant le long des autoroutes de la Colombie-Britannique. Portant le nom d’une divinité inuite qui veille sur les âmes dans l’au-delà avant leur réincarnation, l’enquête s’est penchée sur tous les cas pertinents le long de l’autoroute 16 et des routes adjacentes 97 et 5. D’après son site Web, le groupe de travail a été chargé d’enquêter sur 13 meurtres et cinq disparitions entre 1969 et 2006.
La plus jeune des victimes sur laquelle a porté l’enquête était Monica Jack. Elle avait 12 ans. Elle a été aperçue pour la dernière fois en train de faire de la bicyclette le long de la route, près du Nicola Ranch à Merritt, en mai 1978. Sa dépouille n’a été retrouvée qu’en juin 1995, 17 ans après son meurtre. Garry Taylor Handlen, l’homme accusé de l’avoir tuée, ainsi que Kathryn-Mary Herbert*, qui n’avait que 11 ans, a enfin été arrêté en décembre 2014. Si elle avait survécu, Monica Jack aurait eu alors 48 ans.
Le Projet E-PANA a connu quelques réussites, mais il a aussi été critiqué pour sa lenteur et le manque de résultats. En effet, mis à part le cas de Garry Taylor Handlen, et la confirmation de l’ADN qui a permis de créer un lien entre le meurtre de Colleen MacMillen et un tueur en série américain décédé nommé Bobby Jack Fowler, le travail d’E-PANA ne semble pas avoir produit beaucoup de résultats. Au meilleur de ses capacités, 70 enquêteurs travaillaient sur le projet. Des coupures budgétaires successives, y compris le retrait de 1,4 millions de dollars en 2014 au budget de la brigade criminelle de la GRC de Colombie-Britannique, ont entraîné une forte réduction des effectifs, jusqu’à 12 enquêteurs. On ignore si le projet est toujours opérationnel.
Le cas le plus récent de l’enquête E-PANA est le meurtre, en 2006, d’Aielah Saric Auger, de Prince George, en Colombie-Britannique. Contrairement à la plupart des cas de meurtre ou d’enlèvement le long de la Route des pleurs, son corps a été retrouvé une semaine seulement après qu’elle eut été portée disparue, suite à l’appel d’un automobiliste. La mère de la jeune victime, Audrey Auger, a passé le reste de sa vie à demander justice et à chercher des réponses. Elle a donné des conférences et voulait qu’on change le nom de Route des pleurs, en référence à toutes les tragédies passées, en « Route de l’espoir ». Elle est morte sur cette même autoroute dans un accident de voiture sept ans plus tard. La famille Auger ne sait toujours pas ce qui est arrivé à Aielah.
Source d'image: www.huffingtonpost.ca
LES FEMMES AUTOCHTONES DISPARUES OU ASSASSINÉES AU CANADA
Le nombre exact des victimes de la Route des pleurs est difficile à déterminer, et celui des victimes dans l’ensemble du pays quasiment impossible à cerner. Un rapport de la GRC datant de 2014 estimait le nombre de femmes et filles autochtones assassinées à 1 017 entre 1980 et 2012, auxquelles s’ajoutaient 164 disparues. Mais des cas comme celui de Roxanne Fleming, une mère seule qui a disparu en août 1982 à Lilloet, en Colombie-Britannique, mais dont la disparition n’a été signalée qu’en 2003, on comprend pourquoi beaucoup pensent que ces chiffres sont en fait beaucoup plus élevés.
La question des femmes et des filles autochtones disparues ou assassinées n’est pas nouvelle, et elle ne se limite pas aux régions éloignées du pays. En fait, la plupart des cas surviennent en ville, d’après le rapport publié en 2010 par l’Association des femmes autochtones du Canada, intitulé « Ce que leurs histoires nous disent » (What Their Stories Tell Us: Research Findings from the Sisters In Spirit Initiative). Le rapport concluait aussi que la majorité des disparitions et des assassinats de femmes et de filles autochtones avaient lieu dans les provinces de l’Ouest. « La répartition des cas dans le pays suggère qu’aucune province n’est épargnée par la violence qui mène à la disparition ou à la mort de femmes et de jeunes filles autochtones » (traduction).
Le rapport de l’AFAC et celui de la GRC sont d’accord sur le fait que les femmes autochtones sont surreprésentées parmi les femmes disparues ou assassinées et parmi les victimes de violence en général. Selon l’Enquête sociale générale 2004 de StatCan, les femmes autochtones de 15 ans et plus sont 3,5 fois plus susceptibles de subir des violences que les femmes non-autochtones.
Il est difficile de se faire une bonne idée de l’étendue du problème, car les données fiables manquent, ce qui rend difficile la prise de décision et l’analyse. Des efforts ont été fournis en ce sens, mais au sein de la GRC, des divers organismes et même dans les médias, beaucoup continuent de douter de la véracité et de l’intégrité des informations fournies. Plus d’une décennie après la publication du rapport désolant d’Amnesty International intitulé Stolen Sisters: A human rights response to discrimination and violence against Indigenous women in Canada, nous ne savons toujours pas exactement combien de femmes autochtones, des Premières nations, Inuits ou Métis ont été assassinées ou portées disparues dans notre propre pays.
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Ce manque de données fiables rend également très difficile la tâche d’identifier précisément le problème. On peut tirer quelques conclusions générales au sujet des victimes et de leur profil, mais elles restent vagues dans le meilleur des cas. Cela rend extrêmement difficile le prise de mesures préventives efficaces.
En 2010, le gouvernement conservateur de Stephen Harper a annoncé qu’il financerait une base de données de personnes disparues et de dépouilles non identifiées pour la GRC, qualifiant cette décision d’« action concrète » sur la question des femmes autochtones disparues ou assassinées, dans le contexte d’appels de plus en plus urgents en faveur d’une enquête nationale. La base de données a été affligée de nombreux contretemps et problèmes techniques, ce qui a fini par coûter deux fois plus cher et engendré des années de retard. Elle ne sera prête que fin 2016, bien loin de la date annoncée au départ, soit 2013.
Il n’y a que 278 personnes autochtones disparues ou non identifiées dans la base de données actuelle de la GRC. Sur ces 278 personnes, on compte seulement 114 femmes ou filles. La plupart des cas de personnes disparues ont été signalés dans les provinces de l’Ouest.
Une autre base de données, celle de Sisters In Spirit de l’AFAC, qui se concentre sur les femmes et les filles autochtones disparues ou assassinées, est privée, contrairement à celle de la GRC, mais beaucoup des recherches de l’AFAC ont été mises à la disposition du public.
En 2010, l’AFAC avait réuni des informations concernant 582 cas de femmes et de filles autochtones disparues ou assassinées. Dans la grande majorité des cas, les victimes étaient jeunes. Un peu plus de la moitié d’entre-elles (53%) avaient moins de 31 ans. La plupart avaient disparu dans les provinces de l’Ouest, la Colombie-Britannique en tête avec 28%. Autre fait notable au sujet des victimes entrées dans la base de données de l’AFAC : la très grande majorité d’entre elles (88%), avaient des enfants. Selon l’AFAC, cela affectera de façon certaine et indélébile la prochaine génération de personnes autochtones.
« Quand le rôle si important des mères autochtones succombe à la violence, le traumatisme causé peut engendrer encore plus de violence parmi les générations suivantes. » (Traduction). Sisters in Spirit 2010 report
En 2014, Maryanne Pearce, alors étudiante au doctorat, a créé la première base de données publique de femmes autochtones disparues ou assassinées. Ses recherches, corroborées par des articles de presse, des rapports, documents juridiques et autres sources publiques, ont dénombré 824 cas. Là aussi, ils se concentraient dans les provinces de l’Ouest, dont 226 cas en Colombie-Britannique, soit près de 27%. Les victimes dont l’âge est connu avaient dans leur grande majorité moins de 50 ans. Pearce a approfondi ses recherches et révélé que, contrairement aux idées reçues, la plupart des victimes n’avaient aucun lien avec la prostitution.
L’intérêt croissant pour les femmes autochtones disparues ou assassinées a poussé plusieurs antennes médiatiques à mener leurs propres enquêtes et recherches, avec plus ou moins de réussite. Les plus connues son la base de données Missing and Murdered interactive database de la CBC-Radio Canada et le rapport de l’émission Enquête de Radio Canada, qui a obtenu le Prix Hillman du Canada en mars 2016. La base de données de la CBC se concentre sur plus de 250 cas non résolus partout au Canada. Le Toronto Star a fait sa propre analyse de plus de 750 meurtres, dont 224 restent non résolus.
ET MAINTENANT?
Le 3 août 2016, le gouvernement fédéral a enfin annoncé l’ouverture d’une enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues ou assassinées promise en 2015. L’enquête a été officiellement ouverte le 1er septembre 2016, sous la direction de l’hon. Marion Buller, commissaire en chef, qui fut la première femme autochtone nommée à la cour de la Colombie-Britannique en 1994. Les autres commissaires sont Michèle Audette, ancienne présidente de l’AFAC, Brian Eyolfson, avocat spécialisé dans les droits de la personne et des Premières nations, Marilyn Poitras, spécialiste du droit autochtone et du droit constitutionnel, et Qajaq Robinson, avocate né au Nunavut.
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L’annonce a été généralement bien reçue, après des années d’appels insistants de la part de plusieurs groupes, activistes et parties concernées. Cependant, certaines lacunes dans la formulation du mandat, ont suscité des frustrations chez certains. Par exemple, les commissaires ne sont pas chargés d’examiner les pratiques des forces de l’ordre, ce qui a donné lieu à de sévères critiques de la part d’organisations comme Amnesty International et l’Assemblée des Premières nations de Colombie-Britannique. La commission d’enquête aura le pouvoir de citer à comparaître y compris des agents de police et de la GRC, mais ne pourra pas obliger les forces de l’ordre à rouvrir des enquêtes closes, même dans les cas où une erreur de procédure ou faute professionnelle serait découverte. L’AFAC a également exprimé inquiétude son au sujet du manque de provisions pour aider les familles qui ont de la difficulté à s’orienter dans le système judiciaire dans le mandat de la commission.
Beaucoup ont comparé le mandat de la commission à celui de l’enquête Oppal de la Colombie-Britannique, qui était jusqu’ici le plus proche exemple d’un type d’enquête officielle sur la disparition et le meurtre de femmes. Elle avait été ouverte suite à l’affaire Robert Pickton, et ne se concentrait pas tant sur les femmes autochtones que sur les groupes marginalisés du quartier est du centre-ville de Vancouver.
On ignore encore Presque tout de ces femmes et filles autochtones disparues ou assassinées, même leur nom et ce qui leur est arrivé. On ne peut qu’espérer que l’enquête nationale soit un premier pas pour enfin comprendre pourquoi et comment on nous a volé nos sœurs.
* Le cas Herbert ne faisait pas partie de l’enquête E-PANA, car il ne correspond pas au critère géographique : Herbert a été enlevée à Abbotsford, en Colobmbie-Britannique, et retrouvée sur la réserve Matsqui en 1975.